C'est au soir du 1er janvier que Zolimari et moi étions à table [pour changer, en cette période pantagruélique] lorsque la discussion est arrivée sur la famille ... Furieusement, ma Môman s'est mise à parler de sa famille devant mon Pôpa qui a une opinion bien tranchée sur le sujet, moi qui ne mâche pas mes mots et Zolimari qui commence à en connaître un rayon.
Je reconnais ces instants à chaque fois qu'ils se présentent ... tu sais ces instants de vérité où on se dit des choses qu'on redoute de prononcer d'autres fois, de peur de provoquer un incident nucléaire international débouchant inévitablement sur trois guerres mondiales d'affilée. Et là, pourtant ... tout s'est déballé.
Les rancoeurs de ma Môman pour tel ou telle, mon jugement sur les mêmes, la goutte de vinaigre de mon père à leur endroit et Zolimari qui, naïvement, se demande encore pourquoi on s'inflige des trucs pareils.
En écoutant ma mère lui expliquer les raisons profondes d'une histoire familiale si intense, je me suis dit que oui ... il y aura certainement un jour matière à écrire quelque chose de plus construit en la matière. Raconter comment en 1950, on vivait dans cette famille pas bien argentée mais qui est parvenue à régler des attouchements de curés sur des garçons, un avortement caché, des crises de nerfs homériques où le geste malheureux n'était jamais bien loin, les mesquineries et atrocités prononcées qui produisent leur vénéneux effet encore aujourd'hui ...
Elle a tout détaillé, elle a tout expliqué à son gendre qui se demandait comment on peut encore, tant d'années plus tard, être aussi perméable à certaines choses au sujets desquelles le recul et le mépris ne sont que salutaires. Forcément, elle lui a expliqué ce qu'elle a enduré, le chantage affectif, la démission de sa propre mère qui ne pouvait gérer ses frères et soeurs ... Oh ma mère n'est pas une sainte, j'ai juste toute la compréhension du monde parce que moi, je sais déjà tout ça. Depuis que j'ai 10 ans, je les ai vus faire ... depuis qu'elle m'a expliqué dans toutes sa détresse tout ce qui faisait qu'elle se sentait si mal ... Depuis que j'ai touché de si près le fond, j'ai pris beaucoup de recul. On ne devrait pas expliquer ces choses là à un petit garçon qui soufflera sans son Pôpa sa dixième bougie quelques semaines plus tard ... on ne le devrait pas mais le mettre ainsi au parfum est finalement un sacré atout pour le futur. Ça handicape certes parce que le côté fleur bleu des sentiments est pulvérisé mais ça permet de voir, en instantané, la façon dont les adultes fonctionnent, la façon qu'ils ont de sourire en façade et d'être odieux lorsqu'ils sont persuadés qu'on ne les voit plus.
Oui, le 1er janvier dernier, nous avons beaucoup reparlé de ma tante décédée il y a bientôt 10 ans. Après ce que ma mère m'avait dit, j'ai passé de longues heures à évoquer avec cette tante la famille dont je connais presque tout, les limites comme les secrets. C'est terrible d'allier la connaissance historique qu'elle avait avec l'oeil perçant qui était le mien. J'opère à moi seul une sorte de synthèse et, effectivement, lorsque j'ai prononcé des opinions tranchées à l'endroit de tels ou telles il y a quelques jours, ma Môman ne m'a pas désavoué pour une fois. Elle a même étayé ce que je ne voulais pas développer, elle a illustré devant les yeux un peu médusés de Zolimari ...
En rentrant dans la voiture, il me regarda et me dit :
- Dis donc, j'ai compris plein de choses mais elle a quand même pas eu une vie rigolote ta mère ...
- Bah oui, je sais. C'est aussi pour cela que je la comprends. Bon après, ça ne l'empêche pas de replonger régulièrement dans le piège.
- Oui c'est sur mais c'est bien qu'elle affiche autant de distance, en en parlant comme ça.
- Elle a du mal parfois sur certains trucs. Elle ne se remettra jamais des conditions du décès de sa mère par exemple ...
- Oui, évidemment.
- C'est en cela que je leur en veux ...
- C'est à dire ?
- Ils ont tous vécu, de près ou de loin, les mêmes événements. Ils n'ont pas réagi de la même façon, c'est normal. Mais ils savent que ma mère est la plus sensible, comme l'était sa mère. Et pourtant, ils continuent à lui rentrer dedans sans se lasser.
- Ouais, c'est impressionnant.
- Ce soir, elle t'a dit beaucoup de choses qui expliquent énormément ... En plus, ça explique une époque.
- Oui tu vois, je ne pensais pas que ça avait été comme ça.
- La sortie de la guerre a été terrible. La misère n'était pas que financière ... Moi, je le sais depuis longtemps parce que ces histoires, je les connais. Elles font partie de moi et c'est pour ça que quand je vois certains comportements, je ne peux m'empêcher de faire des rapprochements, je ne peux m'empêcher de ne pas voir les mêmes grosses ficelles des uns et des autres auxquelles je ne crois pas, je ne crois plus, je ne croirai plus jamais.
Nous sommes rentrés en continuant à discuter de tout cela. J'ai trouvé que ma Môman avait été très généreuse en lui expliquant tout ça, en lui disant que derrière le rideau impeccable d'une vie un peu bourgeoise qui est la sienne, il y en a des choses répugnantes. Un jour peut-être, je prendrai le temps de t'expliquer certaines d'entre elles lecteur ... un jour peut-être.
Tto, heureux d'avoir entendu certaines choses