S'il y a bien une chose que je traîne depuis longtemps [et en dehors de la couleur de mes cheveux sur laquelle on ne va pas encore une fois revenir], c'est le sentiment d'être délaissé, négligé mais plus précisément d'être abandonné.
Je ne sais pas vraiment d'où cela vient, de quand cela remonte ni ce qui a généré une telle emprise tant cela est durable et ne passe pas. Cependant et en réfléchissant un peu à ce que j'allais écrire ici aujourd'hui, j'en suis venu à trier les hypothèses pour arriver probablement à ce fait générateur qui s'est amplifié.
D'abord, je me suis dit que c'était le décès de mes grands parents paternels qui avait certainement été déclencheur. Ils sont partis à trois semaines d'écart, l'un ayant suivi l'autre comme s'il s'était agi d'une traînée de poudre. Le hasard veut qu'ils sont partis le 27 janvier et le 18 février 1980, je suis né un 27 et mon frère un 18. On se raccroche toujours à des petits signes sans importance ... je n'ai jamais eu la possibilité de leur dire "au revoir", les approcher était impossible tant le cancer les avait ravagés. Il parait qu'il ne faut pas montrer cela aux enfants, qu'ils ne peuvent pas comprendre du haut de leurs quatre printemps ...
Cherchant toujours, je me suis dit que quelques escapades de mon père avaient pu créer cette angoisse de l'abandon, lorsqu'il a déserté, qu'il est parti sans dire où il était, me laissant comme celui qui, tel Atlas, devait maintenir la structure familiale du haut de ses neuf ans. En la matière, l'abandon fut redoutable, clair et sans aucune ambiguïté au point que j'ai nourri à son endroit une rancune tenace pendant plus de dix ans au cours desquels nous ne nous sommes pas parlés ou seulement de façon tellement superficielle que cela ne valait pas le coup d'y prêter la moindre attention. Tout avait commencé comme cela ...
Et pourtant, l'abandon avec un "A" majuscule ne trouve, à mon sens, pas son origine là dedans mais dans quelque chose de plus ancien et de plus anodin, cela en est presque risible quand on y repense et c'est à la faveur de la réunion des mêmes circonstances récemment que cela m'a frappé.
Lorsque j'étais enfant, ma Môman me promenait souvent au Prisunic du Vésinet. Je connaissais très bien la place faisant face au magasin en question, il y trônait un manège à la période des fêtes, sur le parvis de l'Eglise dont le diacre qui y officiait m'avait connu tout petit, c'est lui qui m'avait baptisé. Le Prisunic était vieillot mais on en ressortait toujours avec plein de choses et parfois quelques jouets. C'est pourtant au sein de ce Prisunic sans ambitions ni potentiel que tout s'est joué.
Comment diable un Prisunic a-t-il vampirisé la force de caractère qui est la mienne ? C'est assez facile : régulièrement, ma Môman faisait ses courses et flânait sans vraiment faire totalement attention à l'endroit où je me trouvais. Comme tous les enfants, je me laissais happer par tel ou telle attraction destinée à attirer l'oeil. La combinaison des deux faisait que nous nous perdions l'un l'autre. Il est donc arrivé que je sois perdu, que je coure dans les allées du supermarché en cherchant ma mère, paniqué de ne pas la retrouver au point qu'il arriva un jour que je sois pris en charge par une dame du magasin qui fît un appel au micro, ce qui permit à ma maman de me retrouver plus aisément. Je ne me souviens pas vraiment de ce qu'elle m'expliqua ce jour là, j'étais terrorisé. Mais là encore, je ne crois que ce soit ce qui généra la peur de l'abandon ...
Ma Môman avait une habitude que je détestais : elle arrivait à la caisse, déballait sur le tapis roulant tous ses achats et hop, d'un coup elle me disait "Oh attends, j'ai oublié quelque chose, reste là je reviens". A ce moment là, sans que j'ai eu le temps de dire ouf ou quoi que ce soit d'autre, elle partait, me laissait seul et je regardais avancer le tapis vers la caissière, coincé que j'étais entre le client qui était devant et cerux qui étaient arrivés depuis, derrière. Évidemment, elle ne revenait jamais aussi rapidement qu'annoncé et j'avais l'impression de vivre des heures d'attente. Il arriva une fois que la caissière eût commencé à faire passer nos achats et qu'il n'en resta qu'un ou deux avant que ma mère revint. On se dira qu'il est surprenant que cela soit aussi important à mes yeux ? Certes mais j'y ai toujours vu l'abandon, le fait d'avoir à affronter une situation dans un contexte où je ne pouvais rien faire, je ne pouvais pas payer, je ne pouvais pas faire attendre les autres, j'étais mis face aux conséquences d'un abandon devant affronter le regard et l'impatience sinon l'expasération des autres. Ma mère faisant cela avec une régularité assommante, j'avais réussi en grandissant à lui dire, avec qu'elle ne s'éclipse, qu'il était préférable que j'aille moi-même chercher ce qui manquait. Comme j'allais plus vite, c'était plus simple et beaucoup plus digeste pour moi.
A la caisse du Monop il n'y a pas plus d'un mois, Zolimari me fit le même coup : "Oh attends, j'ai oublié un truc !" et le voilà parti sans que je n'aie eu le temps de dire ouf. C'est moins grave parce que je suis grand maintenant et que j'ai les moyens de gérer mais lorsqu'il revint, il m'apostropha "Bah qu'est ce qu'il y a ? J'ai fait un truc qui n'allait pas ?". Je lui ai rapidement expliqué que cela me renvoyait à des choses impossibles à surpasser pour moi. Il comprit alors que l'abandon [dont il connaît l'importance dans mon système de valeur] s'était matérialisé même s'il trouvait cela un peu disproportionné. Toutefois, il me promit de ne pas recommencer.
Oui, j'ai tout le temps peur d'être abandonné et c'est à raison de cette phobie tétanisante que j'ai toujours mal vécu les départs en colonie de vacances où, regardant d'autres enfants sur la plage qui étaient avec leurs parents, je n'ai jamais pu m'empêcher de me dire "Euh au moins, on ne les a pas abandonnés" ... même si c'est très injuste de voir les choses ainsi. Je n'ai jamais sû faire autrement ...
Tto, abandonné parfois